UN GONCOURT COMME ON EN REVAIT

Des livres sur la première guerre mondiale, il en existe des tonnes. Certains sont passionnants, d'autres réservés à un public averti, d'autres encore sont mal écrits et ressassent les mêmes faits sans parvenir à captiver. Qu'en est-il du Prix Goncourt 2013  ?
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Un Goncourt, se rapproche souvent d'une palme à Cannes, on se sent très con, très inculte, bassement trop terre à terre, et on ne comprend jamais ce qui a poussé les membres du jury concerné — hormis de petits arrangements entre amis — à avoir porté aux nues une œuvre aussi inintéressante ou mieux aussi incompréhensible. Cependant, en règle générale, tout le monde s'en fout, puisque le Goncourt, on se le fait offrir au pied du sapin et on ne le lit pas...

Le roman de Pierre Lemaitre,
Au revoir là-haut, est presque tout à la fois ce que j'ai énuméré dans le chapeau de cet article. Il est en effet passionnant — de bout en bout, on ne s'ennuie pas une seconde en suivant ces deux personnages hors du commun —, réservé à un public averti — car extrêmement bien documenté — et mal écrit — en raison d'une concordance des temps toute particulière...

Commençons par le contenu même de ce très beau livre de fin d'année. Revenons un instant sur la réalité historique qui a inspiré Pierre Lemaitre. À Vingré, le 27 novembre 1914, il est dix-sept heures lorsque des soldats français prennent un repas au fond d'une tranchée, en première ligne. Ils viennent d'essuyer un bombardement terrible et, fatigués, épuisés, probablement abasourdis par la violence des bombes qu'ils ont évitées tantôt, ces soldats n'ont pas vu venir une escouade de soldats allemands les prenant à revers. Dans la fureur des combats, vingt-quatre d'entre eux parviennent à s'échapper du bourbier mortel. Mais la guerre a ses propres règles, terribles et incompréhensibles pour nous autres contemporains du 21ème siècle. Ils sont accusés de désertion et six d'entre eux sont condamnés à être fusillés. Plusieurs de ces malheureux martyres d'une guerre insensée laisseront un dernier témoignage à leurs proches...
Ainsi, le 3 décembre 1914, il est 11 heures 30 du soir lorsque Jean Blanchard écrit ces mots à sa femme, Michèle  :

Oh  ! si je n’avais cette foi en Dieu en quel désespoir je serais! Lui seul me donne la force de pouvoir écrire ces pages. Oh ! bénis soient mes parents qui m’ont appris à la connaître ! Mes pauvres parents, ma pauvre mère, mon pauvre père, que vont-ils devenir quand ils vont apprendre ce que je suis devenu ? Ô ma bien-aimée, ma chère Michelle, prends-en bien soin de mes pauvres parents tant qu’ils seront de ce monde, sois leur consolation et leur soutien dans leur douleur, je te les laisse à tes bons soins, dis-leur bien que je n’ai pas mérité cette punition si dure et que nous nous retrouverons tous en l’autre monde, assiste-les à leurs derniers moments et Dieu t’en récompenseras, demande pardon pour moi à tes bons parents de la peine qu’ils vont éprouver par moi, dis-leur bien que je les aimais beaucoup et qu’ils ne m’oublient pas dans leurs prières, que j’étais heureux d’être devenu leur fils et de pouvoir les soutenir et en avoir soin sur leurs vieux jours mais puisque Dieu en a jugé autrement, que sa volonté soit faite et non la mienne. Au revoir là-haut, ma chère épouse. Jean

Source  : Lettres et carnets du front. 1914-1918, Librio, 1998

Et ça remue nos tripes au plus profond de notre âme. C'est nos notions mêmes de nation, de liberté et de fraternité qui s'en trouvent ébranlées, écartelées, l'os à vif et qui gueulent dans nos êtres tels des chiens fous perdus et apeurés. Au revoir là-haut... et merci.

C'est donc sur la base de ces évènements tragiques que Pierre Lemaitre va construire un récit d'une rare modernité. En effet, le ton volontiers léger, cherche en permanence à rendre le lecteur complice et réel spectateur du récit. Puis, soudainement, presque sournoisement, tout s'enlise et devient noir, anthracite, carbonisé. Alors même que l'on souriait quelques lignes plus haut, on se retrouve engouffré dans les terres gluantes des tranchées apocalyptiques. On suffoque, on manque d'air, on se retient de vomir — qui plus est si on se trouve dans les transports en commun — on tente de respirer et las, on se laisse glisser vers la mort de concert avec le héros magnifique incarné — désincarné — par Albert Maillard, Poilu sans motivation que le sort va confronter à l’indicible saloperie humaine. Pour avoir vu ce qu'il n'aurait pas dû, l'enfer s'ouvre devant lui et je peux vous assurer que la scène où il pense mourir au fond d'une tranchée, enseveli par la glaise, nez à nez avec le cadavre d'un cheval, vous la garderez longtemps en vous. Comme une cicatrice indélébile, scotchée à votre mémoire incrédule. C'était donc ça, 14-18  ?

Albert s'en sortira grâce au courage d'un autre soldat, placé là comme on place un fou sur l'échiquier, prêt à se faire dévorer par deux cavaliers et deux tours, en espérant que la manœuvre passe inaperçue... juste avant un armistice auquel plus personne ne croit, juste avant que résonne le douloureux échec et la mise à mort dans un tonitruant mat échevelé. Édouard Péricourt paiera cher ce sauvetage improvisé, il le paiera de sa face, perdant ses traits pour avoir souhaité conserver son âme...

Ils s'en sortent donc, et viennent remplir le bataillon de ce qu'on appellera, dans un dernier humour de désespoir, les Gueules cassées.

Mais, cette histoire n'est que le début d'une amitié solide et forte qui s'étale au fil de trois périodes, allant de novembre 1918 à mars 1920. Le récit d'une double peine imposée aux deux hommes, poursuivis pour en avoir trop vu par un lieutenant nommé Henri d'Aulnay-Pradelle, funeste saloperie humaine, prêt à tout pour arriver à ses fins et poursuivis enfin par une société qui les rejette, cherchant à oublier l'humiliation d'une guerre qu'elle pensait gagnée d'avance, tentant de comprendre ce que, aujourd'hui encore, nous n'avons pas réussi à saisir, à concevoir, à modéliser dans nos esprits si pragmatiques, si hermétiques... La suite est à découvrir dans le livre, ce serait un affront gigantesque à l'auteur et à son lecteur de la dévoiler dans ces lignes.

Alors, bien entendu, j'ai commencé par dire que le livre était mal écrit et il s'agissait là d'une remarque tout à l'honneur de l'auteur. En effet, la concordance des temps est maltraitée, décharnée, le passé côtoyant le présent dans un cheminement chaotique et dénué de toute déférence syntaxique.
Les mots s'entrechoquent, se bouleversent, s'écrasent, se propulsent tels les hommes de ce temps-là, égratignés, lacérés, ouverts aux tripes et au tempes rouge carmin, la rage au corps et au cœur, largués, abandonnés, méprisés, floués, humiliés dans leur être et dans leur âme, pour le seul crime d'être partis à vingt ans combattre pour la France, dans une guerre qu'ils ne comprenaient pas, à l'âge où, sous d'autres cieux, l'on se focalise sur l'amour, les fleurs et l'avenir...

Merci, Monsieur Pierre Lemaitre, votre livre a hautement mérité ce Goncourt...